mercredi 5 août 2015

Jeux des îles de l’océan Indien : La revanche des humiliés



L’incident dit de « diplomatique » qui s’est déroulé lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux des îles de l’océan Indien à la Réunion nous conduit à faire une lecture sur Le temps des humiliés. Dans ce livre, Bertrand Badie développe une forme de pathologie de relations internationales basée sur une pratique d’humiliation. Un vocabulaire certes un peu psychologisant, mais qui est devenu un principe d’organisation du jeu international. Depuis la chute de mur de Berlin et l’entrée dans un monde posthégémonique, l’humiliation paraît le passage obligé pour produire la politique étrangère.

En cherchant à humilier les Comores lors de la 9e édition des Jeux des îles de l’océan Indien (JIOI), en refusant d’accorder de visas à de nombreux athlètes comoriens, puis en laissant les sportifs mahorais brandir le drapeau français lors de la cérémonie d’ouverture des JIOI du 4 août, la France voulait non seulement prescrire d’une façon autoritaire un statut inférieur aux Comores, mais également elle voulait outrepasser le règlement des chartes du JIOI, donc imposer son arrogance.
Pendant le monde bipolaire, l’humiliation de puissants n’avait pas droit de cité. Les États forts courtisaient les États faibles de peur qu’ils ne choisissent d’autre camp. Cette situation contraignait même l’État colonial français d’essuyer l’humiliation des pays faibles, et de subir la proclamation unilatérale de l’indépendance des Comores en 1975. Une humiliation aux coûts difficilement supportable, et collectivement humiliante puisqu’il s’agit d’un rapport de force inédit entre deux États de valeur inégale.
De ces mauvais souvenirs, la France cherchait toujours l’occasion d’humilier ce petit archipel sans ressource, mais d’une valeur inestimable eu égard à son positionnement géostratégique.
Plus d’une fois, la France n’a pas hésité à rabaisser, à mépriser les Comores sur son propre territoire. C’était le cas du visa Balladur instauré le 18 janvier 1995. Depuis les Comoriens se sont vus relégués, stigmatisés, privés de la libre circulation chez eux. La situation de Kwassa Kwa est en conséquence une forme de résistance désespérée à cette expropriation humiliante contre laquelle certains citoyens d’origine comorienne se sont résolus à transgresser ce mur marin au risque de leur vie. C’est aussi le moment de la départementalisation où la France a choisi d’ignorer l’autorité de l’ONU et les revendications comoriennes sur Mayotte.
Le 4 août 2015, la France a voulu forcer cette humiliation contre les Comores sur la scène internationale. En faisant défilant les athlètes mahorais sous les couleurs tricolores, elle ressuscite de ce fait son passé colonial et arrogant.
Dans pareilles circonstances, une solidarité de condition devrait se tisser entre les humiliés. Elle s’est révélée très timide dans les faits, mais très virulente sur la presse.
Autant cette solidarité d’entre les humiliés fait défaut, autant cette humiliation infligée aux Comoriens se retourne contre la France. Car en décidant de se retirer du jeu de l’océan indien au moment où l’ouverture de la cérémonie était engagée sous le projecteur mondial, les athlètes comoriens résistent, humilient, et renvoient cette humiliation à la France humiliante, qui en voulant humilier s’humilie aux yeux du monde.
L’alternative qu’a été donné aux États faibles selon le modèle Hirshman de choisir entre se taire (loyalty), résister (voice), ou se retirer (exit) en cas de domination, les Comores ont opté pour les armes le plus nobles de la résistance, celles de s’autoriser la parole pour résister et renverser par là la loi de la belligérance.
Si naguère, le jeu diplomatique se dessinait selon le facteur de la puissance, dans des rapports entre puissants et puissants, à l’âge de la mondialisation de la communication et du multilatéralisme, la pratique de l’humiliation pensée comme une manière de produire une politique étrangère introduit un nouveau rapport entre les forts et les faibles. C’est-à-dire qu’elle n’engage pas le jeu diplomatique entre des égaux, mais mobilise des acteurs à valeur inégale et aux poids dissemblables. Ainsi, en accompagnant les athlètes mahorais avec le drapeau français, l’ancienne puissance coloniale voulait de nouveau affirmer sa puissance en humiliant son ancien colonisé. Et en se retirant du jeu de l’océan indien, les Comores souveraines cherchaient non seulement à ne pas faire allégeance à cette nouvelle humiliation ni à préserver sa face aux yeux du monde, mais elles voulaient affirmer leur statut.
Entre les deux pratiques, l’imposition de la puissance et l’affirmation de statut se produit l’impuissance de la puissance des puissants et l’affirmation d’un pouvoir particulier des faibles.
Cette initiative des sportifs comoriens de quitter de leur propre gré la pelouse donne du crédit et de statut honorable aux Comores et dévoile une fois de plus le visage arrogant de la France, qui au lieu de marquer le respect aux valeurs du sport, dans un moment où elle présente sa candidature à la tête de la FIFA, transforme celui-ci en un espace de production d’anomie, de rabaissement et de mépris, pratiques très éloignées des valeurs sportives et a fortiori de la FIFA. Ainsi, ne pouvant maîtriser cette nouvelle donne d’humiliation dans les affaires diplomatiques, l’humiliant se trouve désormais humilié.
Cette situation bouleverse la grammaire classique des relations internationales. Car si le jeu international était conduit par le diplomate et le soldat, désormais, le sportif entre en jeu avec une capacité imprévisible et fait exploser la limite de la puissance, et propose une nouvelle arme de résistance et de contestation aux sociétés humiliées. Nul doute qu’à l’avenir, les États faibles trouveront un puissant moyen d’épingler le jeu international qui leur est foncièrement défavorable et ainsi d’en tirer une forme de puissance redoutable.

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