L’incident dit de
« diplomatique » qui s’est déroulé lors de la cérémonie d’ouverture
des Jeux des îles de l’océan Indien à la Réunion nous conduit à faire une
lecture sur Le temps des humiliés. Dans
ce livre, Bertrand Badie développe une forme de pathologie de relations internationales
basée sur une pratique d’humiliation. Un vocabulaire certes un peu psychologisant,
mais qui est devenu un principe d’organisation du jeu international. Depuis la
chute de mur de Berlin et l’entrée dans un monde posthégémonique, l’humiliation
paraît le passage obligé pour produire la politique étrangère.
En cherchant à humilier les Comores
lors de la 9e édition des Jeux des îles de l’océan Indien (JIOI), en refusant d’accorder
de visas à de nombreux athlètes comoriens, puis en laissant les sportifs
mahorais brandir le drapeau français lors de la cérémonie d’ouverture des JIOI
du 4 août, la France voulait non seulement prescrire d’une façon
autoritaire un statut inférieur aux Comores, mais également elle voulait outrepasser
le règlement des chartes du JIOI, donc imposer son arrogance.
Pendant le monde bipolaire, l’humiliation
de puissants n’avait pas droit de cité. Les États forts courtisaient les États
faibles de peur qu’ils ne choisissent d’autre camp. Cette situation contraignait
même l’État colonial français d’essuyer l’humiliation des pays faibles, et de
subir la proclamation unilatérale de l’indépendance des Comores en 1975. Une
humiliation aux coûts difficilement supportable, et collectivement humiliante
puisqu’il s’agit d’un rapport de force inédit entre deux États de valeur inégale.
De ces mauvais souvenirs, la
France cherchait toujours l’occasion d’humilier ce petit archipel sans
ressource, mais d’une valeur inestimable eu égard à son positionnement
géostratégique.
Plus d’une fois, la France n’a
pas hésité à rabaisser, à mépriser les Comores sur son propre territoire. C’était
le cas du visa Balladur instauré le 18 janvier 1995. Depuis les Comoriens
se sont vus relégués, stigmatisés, privés de la libre circulation chez eux. La
situation de Kwassa Kwa est en conséquence une forme de résistance désespérée à
cette expropriation humiliante contre laquelle certains citoyens d’origine
comorienne se sont résolus à transgresser ce mur marin au risque de leur vie. C’est
aussi le moment de la départementalisation où la France a choisi d’ignorer
l’autorité de l’ONU et les revendications comoriennes sur Mayotte.
Le 4 août 2015, la France a
voulu forcer cette humiliation contre les Comores sur la scène internationale.
En faisant défilant les athlètes mahorais sous les couleurs tricolores, elle
ressuscite de ce fait son passé colonial et arrogant.
Dans pareilles circonstances, une
solidarité de condition devrait se tisser entre les humiliés. Elle s’est
révélée très timide dans les faits, mais très virulente sur la presse.
Autant cette solidarité d’entre les
humiliés fait défaut, autant cette humiliation infligée aux Comoriens se
retourne contre la France. Car en décidant de se retirer du jeu de l’océan
indien au moment où l’ouverture de la cérémonie était engagée sous le projecteur
mondial, les athlètes comoriens résistent, humilient, et renvoient cette
humiliation à la France humiliante, qui en voulant humilier s’humilie aux yeux
du monde.
L’alternative qu’a été donné aux États
faibles selon le modèle Hirshman de choisir entre se taire (loyalty), résister (voice),
ou se retirer (exit) en cas de domination, les Comores ont opté pour les armes
le plus nobles de la résistance, celles de s’autoriser la parole pour résister et
renverser par là la loi de la belligérance.
Si naguère, le jeu diplomatique
se dessinait selon le facteur de la puissance, dans des rapports entre
puissants et puissants, à l’âge de la mondialisation de la communication et du
multilatéralisme, la pratique de l’humiliation pensée comme une manière de
produire une politique étrangère introduit un nouveau rapport entre les forts
et les faibles. C’est-à-dire qu’elle n’engage pas le jeu diplomatique entre des
égaux, mais mobilise des acteurs à valeur inégale et aux poids dissemblables.
Ainsi, en accompagnant les athlètes mahorais avec le drapeau français,
l’ancienne puissance coloniale voulait de nouveau affirmer sa puissance en
humiliant son ancien colonisé. Et en se retirant du jeu de l’océan indien, les Comores
souveraines cherchaient non seulement à ne pas faire allégeance à cette
nouvelle humiliation ni à préserver sa face aux yeux du monde, mais elles voulaient
affirmer leur statut.
Entre les deux pratiques,
l’imposition de la puissance et l’affirmation de statut se produit l’impuissance
de la puissance des puissants et l’affirmation d’un pouvoir particulier des
faibles.
Cette initiative des sportifs
comoriens de quitter de leur propre gré la pelouse donne du crédit et de statut
honorable aux Comores et dévoile une fois de plus le visage arrogant de la France,
qui au lieu de marquer le respect aux valeurs du sport, dans un moment où elle présente
sa candidature à la tête de la FIFA, transforme celui-ci en un espace de production
d’anomie, de rabaissement et de mépris, pratiques très éloignées des valeurs sportives
et a fortiori de la FIFA. Ainsi, ne pouvant maîtriser cette nouvelle donne d’humiliation
dans les affaires diplomatiques, l’humiliant se trouve désormais humilié.
Cette situation bouleverse la grammaire
classique des relations internationales. Car si le jeu international était conduit
par le diplomate et le soldat, désormais, le sportif entre en jeu avec une
capacité imprévisible et fait exploser la limite de la puissance, et propose une
nouvelle arme de résistance et de contestation aux sociétés humiliées. Nul doute
qu’à l’avenir, les États faibles trouveront un puissant moyen d’épingler le jeu
international qui leur est foncièrement défavorable et ainsi d’en tirer une
forme de puissance redoutable.
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