mardi 9 septembre 2014

Ahmed Abdallah Sambi ou la fluidité d’une prophétie

Il y a cinq mois, Ahmed Abdallah Sambi a pris le pouvoir à la suite des élections libres et sans aucun doute transparentes. On a pu constater que lors de ces élections,  la majorité des classes politiques, des catégories socioprofessionnelles et associatives se sont en majorité ralliées à cette figure d’apparence prophétique.
La croyance de sa prophétie – contre la misère, la pauvreté et pour  l’espoir – a été tellement forte que le doute sur ses fondements demeurait improbable. Ainsi, une sorte de consonance cognitive s’est instaurée dans les structures mentales, et l’issue même était vite considérée comme irréversible.
Il est moins utile de montrer comment s’est construite cette figure prophétique qu’incarne aujourd’hui Ahmed Abdallah Sambi, individu-parti, puisque nous avons déjà effectué cet exercice de réflexion par ailleurs[1]. Toutefois, alors que le doute sur la validation de la croyance sambienne émerge, des demi-insatisfactions apparaissent et certaines ambiguïtés se profilent, il est très intéressant de se poser quelques questions sur la réalité de la croyance quant à la capacité de Sambi à changer la société par sa prophétie.
Que se passe t-il quand une prophétie réussit ? Comment s’opère t-il le décalage entre la croyance et les faits établis ? En clair que se passera t-il si Sambi échoue ou réussit ?
Nous avons constaté que depuis 1999, une forte mobilisation d’action collective se met en marche, l’intérêt à la politique s’érode et l’action militante se faufile au dépens de l’action partisane. Le dérèglement du jeu et de la croyance  à la représentation politique a été au principe de l’émergence de cette nouvelle figure de captation de vote qu’est cet individu-parti.
Les électeurs, du fait de leur niveau d’instruction plus ou moins élevé et de la porosité des frontières, ont rompu avec la confiance qu’ils ont entretenue avec les hommes d’appareils pour renouer avec des hommes sans appareils.
Or, ce glissement de la confiance aux hommes d’appareils à celle aux hommes sans appareils n’a pas fait long feu. Une brèche des sentiments d’insatisfaction commence à se manifester, à prendre forme de contestation, au mieux d’invalidation de la croyance. D’où notre seconde question principale : comment la croyance ou la certitude cède  la place au doute ? Ce passage pourrait s’expliquer entre autre par certains faits et gestes[2] :
-         La proclamation de soulever la question de Mayotte sur la table de discussion onusienne, puis son retrait[3] – ce qui a suscité la dénonciation du comité Masiwamane- n’a pas produit moins d’effets sur la contestation de la croyance. Mais ce n’est pas que cela seulement qui a anticipé cette conversion de confiance et par conséquent de son invalidité.
-         Pendant la campagne présidentielle, Sambi, le prophète, n’a pas cessé de se définir comme un homme de changement, capable de rompre avec les pratiques anciennes…Cette belle promesse souffre aujourd’hui d’une entorse grave[4]. Et on ne peut que s’étonner de le voir inviter à son plais, les « dinosaures » puis les notables, deux catégories qui ont participé et participent encore à l’effondrement de la communauté politique et nationale – effet du séparatisme[5] - alors que les jeunes et les femmes, les catégories socioprofessionnelles – les ouvriers, les paysans voire les cadres sont relégués aux oubliettes. On peut négliger l’impact de ces invitations, mais elles sont révélatrices de la crise doctrinaire qui affecte déjà celui qu’on croyait être centriste. Au lieu d’être ce qu’il a à être, il sort du clivage centriste pour se classer dans l’axe de droite de droite, allergique aux changements, donc conservateur.
Quand la prophétie réussit
Delà, nous pouvons restituer notre problématique. Que se passe t-il quand la prophétie réussit ? Deux effets sont possibles. Le premier effet c’est l’avènement d’une possible libération cognitive qui désigne un processus par lequel les électeurs ou les citoyens décodent les ouvertures, les fluctuations des conjonctures politiques. Le triomphe de Sambi issu du champ militant  les laisse entendre  que tout changement  de représentation, notamment partisane, leur serait défavorable, et de ce fait, les schèmes d’appréciation et de choix se focalisent sur un homme sans appareils au dépens d’un homme de parti. Ce type de situation produit une politisation  protopolitique. Au lieu que les individus entretiennent un rapport politique avec les institutions et avec la politique, ils développent des réseaux individualisés  avec les hommes de pouvoir dans lesquels les intérêts et les demandes sociales ne seront plus canalisés, représentés par des canaux institutionnalisés, canonisés et légitimes mais par des groupes restreints fondés sur la logique de bande, et de défi de l’honneur ( enjeu proprement coutumier) et sur la petitesse natale. C’est ce qui est arrivé par exemple aux jeunes iconiens qui s’en sont pris à la radio de Ngazidja par le seul fait que l’enfant du village, Saïd Ali Kemal, a été critiqué par cette radio – celui-ci n’a pas condamné cette violence.
L’individu, au lieu de concevoir, d’exprimer son mécontentement au travers des bases d’institutions politiques préfère s’exprimer dans des forces centrifuges. Cela, parce que la fonction assignée aux partis se trouve défigurée. Et les entreprises politiques auront du mal à changer la donne.
Quand la prophétie échoue
En revanche, en cas d’échec, les choses se passeront autrement. L’invalidité de la croyance ou de la prophétie offre aux croyants trois attitudes possibles. La première est celle de la défection (exit), c'est-à-dire ceux qui croyaient en Sambi vont cesser de croire, donc, abandonner la croyance en sa capacité de réaliser la prophétie. La deuxième attitude est celle de la loyauté. Là, les individus continuent à croire malgré le décalage entre le récit et la réalité. Dans cette option, ils vont continuer à croire et à imputer la cause du retardement de la réalisation prophétique à une force extérieure. En disant que si Sambi n’arrive pas à réaliser ses promesses, cela ne veut pas dire que celles-ci sont fausses, ou sa prophétie est mal fondée , mais c’est la faute de la France ou de l’ancien régime. Ils essaieront donc de rationaliser. La troisième option, est celle de la prise de parole (voice) et prend la forme d’une contestation, et d’une invalidation de la croyance – effet de dissonance cognitive- au mieux d’une révolution contre les hommes politiques et les institutions qui pourraient prendre la forme  de nihilisme politique. 
Dans tout les cas, rien ne présage un climat heureux pour la consolidation de l’Etat. En cas de réussite, les institutions de représentation seront affaiblies, en cas d’échec, elles seront effondrées.
De ce fait, pour offrir une alternative possible entre l’affaiblissent et l’effondrement, les hommes politiques ont intérêt à offrir une structure d’opportunités en encourageant l’action collective autour des associations de consommation, de l’enfance, des salariés….tenant lieu de politisation non pas protopolitique mais politique ;  en renforçant les institutions locales, instruments de démocratisation à la base et de promotion d’égalité des sexes ; de contrecarrer le jeu des notables pour mieux protéger la liberté de l’individu et assurer la participation citoyenne ; de concilier l’éthique de foi religieuse et de la dévotion avec l’esprit d’investissement et du travail ; enfin de lutter contre les trappes au chômage, une condition nécessaire pour redonner entre autre la dignité de la personne et le sentiment de fierté nationale.
Pour relever ces défis,  Sambi ne devrait en aucun cas gouverner selon l’humeur de la rue ou selon le défi de l’honneur (sous prétexte de satisfaire les notables) mais selon les principes républicains qui font que les hommes politiques soient hommes d’Etat, forts et respectueux de leurs convictions politiques.
M’SA ALI Djamal,
Paru dans Kweli,  16 septembre 2006



[1] Lire  « le vote d’une crise de représentation : l’émergence d’un individu-parti», Kweli, N° 14- avril 2006.
[2] On peut citer aussi l’arrestation de certains journalistes d’une façon expéditive sans aucune préalable enquête ou actuellement le conflit entre le ministre de la justice et les magistrats.
[3] On peut supposer que cette déclaration médiatique a été une stratégie « du faible» à tirer profit, de
la France
,  d’une aide financière en échange du report, et donc en sacrifiant provisoirement tout  en instrumentalisant les enjeux diplomatiques  au profit des enjeux intérieurs.
[4] Que dire pour un homme de justice et de changement qui  confie la question contre la corruption à des gens qui ont travaillé avec les accusés pendant l’ancien régime ?
[5] Lire Azad Halifa,  De Marseille aux Comores : Entrée en politique d'une jeunesse issue de l’immigration, éditons De
La Lune.

Le parcours "sous surveillance” des émigrés comoriens en France

Djamal M’sa Ali est un essayiste prolifique. Malgré son jeune âge, il livre avec les étudiants comoriens de France et leurs parents son troisième ouvrage, publié cette fois aux Editions Kalamu des îles. Il y a trois ans, il avait déjà commis un premier livre, “La dynamique de l’Histoire”. Puis, il a réitéré avec “Luttes de pouvoir aux Comores”, publié aux éditions De La Lune, dont “Témoignages” s’est fait l’écho.
Dans son dernier essai, l’auteur a sensiblement les mêmes défauts et qualités que dans l’ouvrage précédent. Cette fois, nous mettrons d’abord en avant les inconvénients de son essai. Ceux-ci concernent avant tout le caractère faiblement scientifique de ses affirmations. Quand l’auteur indique qu’il a réalisé des enquêtes, on ne sait pas combien, ni comment, etc... Or, de ce panel somme toute limité, il tire des conclusions qui, parfois, semblent définitives. Plus grave, l’auteur propose quelques assertions sans nous indiquer comment il y est parvenu. On a parfois l’impression, en forçant le trait, que citer Bourdieu lui suffit. La vérité de ce sociologue s’impose sans que l’auteur se donne la peine de prouver pourquoi. De façon moindre, le style et la syntaxe demeurent souvent hésitants.
Une fois ce travail de critique effectué, il faut reconnaître de nombreuses qualités à l’analyse de Djamal M’sa Ali. Au niveau des lectures, l’essayiste a non seulement parcouru quelques classiques de la sociologie, que ce soit Erving Goffman ou Alfred Schütz, mais il a aussi étoffé ses sources en ayant recours aux études portant sur son pays ou encore à un spécialiste de l’émigration : Abdelmalek Sayad. De ce dernier, il emprunte le modèle émigré-immigré qui consiste à « explorer les histoires sociales des étudiants émigrés-immigrés comoriens, non pas simplement à partir de la société d’immigration mais également à partir de la société d’émigration et en commençant par elle ». (p9).
Dans son ouvrage, Djamal M’sa Ali montre bien à quel point la colonisation a complètement bouleversé les structures de pouvoir au sein de la société comorienne. Jusqu’alors, la coutume était toute puissante. Ne pouvait obtenir le pouvoir que celui qui avait accompli le “grand mariage”. A partir de 1841, donc de la colonisation, lentement mais sûrement, le capital culturel amené par l’école va devenir plus important que celui acquis par la coutume. Pour l’auteur, il s’agit de la première rupture à l’origine de l’émigration comorienne. Le second facteur a été l’imposition de l’école. Elle fournit, à ceux qui la fréquentent, une autre façon de voir. Enfin, la troisième rupture se situe dans le fossé qui se creuse entre ceux qui se convertissent à l’école et les autres. Les premiers, issus de la noblesse urbaine, effectuent une réelle ascension sociale ou conservent leurs positions. Alors qu’auparavant, la légitimité de leur pouvoir était due à la coutume, ils sont dorénavant aux plus hauts postes grâce aux formations qu’ils ont acquises. Quant aux seconds, ils sont déclassés plus ou moins vite. Ils se réfugient alors dans le champ coutumier ou émigrent pour ne pas vivre dans leur société d’origine leur déclassement : ce dernier cas est appelé « émigration de réfection » par l’auteur.
Les premiers à émigrer en France ou en Afrique sont les fils de notables urbains, avant la Seconde Guerre Mondiale. Avec leurs diplômes, ils obtiennent des places enviées. Ce n’est qu’au cours des années 70 que les fils de paysans imitent cette tendance. Cela provoque une inflation des diplômés, et en même temps, la dévaluation des titres universitaires. Certains notables urbains réinvestissent alors le domaine du pouvoir coutumier pour pouvoir jouer de leur capital culturel mais aussi coutumier afin de conserver leurs positions.
De plus en plus d’étudiants sont alors envoyés en France. Malheureusement, ces derniers ont à subir une forte pression de la part de leur entourage. Un certain nombre d’entre eux échouent dans « leur mission ». Ils rejettent l’Université ou ne reviennent pas aux Comores pour ne pas avoir à affronter l’opprobre de leurs proches.
Néanmoins, l’imaginaire des gens restés au pays prend très tardivement conscience de cette réalité. Les locaux ou “Je-reste” sont fascinés par l’argent dépensé par les “Je-viens” (ou Comoriens exilés en France qui rentrent). Et on peut citer ici les propos relatés dans le livre d’Ahmed, employé de la Voirie de Paris : « Un Comorien rentré au pays sans dépenser le moindre sou de façon exagérée est vite considéré comme un raté. Les gens lui manquent de respect. On le catalogue, on le méprise. Les gens vont jusqu’à l’éviter. C’est pour ça que certains se tuent pour économiser, afin de paraître riche et heureux durant leur séjour ». (p107). Djamal M’sa Ali tente d’expliquer ce phénomène d’occultation collective par ces mots : « L’acte d’émigrer est de plus en plus coté, “les Je-viens” rentrent en scène par les stratégies de dissimulation partagées et collectives de production de la magie sociale qu’ils se donnent pour cultiver la représentation d’eux-mêmes, et pour entamer la représentation des autres (les cadres), par la tricherie qui, collectivement, occulte leurs malheurs dans toutes ses formes et cache la vérité nue de leurs conditions objectives, de leur expérience migratoire ». (pp.79-80).
Enfin, l’auteur aborde alors quelques-uns des problèmes rencontrés par les étudiants comoriens en France : les difficultés financières, l’obligation de réussir qui pèse sur eux, une intégration peu aisée.
Il raconte notamment que ceux qui ne se soumettent pas à la coutume sont oubliés. Leur réussite en Occident n’est pas considérée aux Comores car ils ont trahi : « Et vivant trop simplement leur émigration scolaire loin du groupe, les malentendus deviennent “roi”, et la disgrâce et le bannissement, la “reine”. Les privilèges (culturels) qu’ils prétendent tirer de leurs titres, de leur “égoïsme”, sont considérés comme l’expression de leur échec. Et ils deviennent, aux yeux du groupe, des ratés ». (p150). Après avoir posé la transgression que suppose une réussite individuelle plus grande que celle fixée par le groupe, l’auteur s’intéresse aux relations intrafamiliales et note :
« Les notables traditionnels imposent à leurs enfants de réussir dans la vie, mais à condition qu’ils ne les dépassent pas, qu’ils ne commettent pas un acte meurtrier contre le père, une transgression ». (p181).
En bref, cet ouvrage propose de nombreuses hypothèses de travail intéressantes tout en demandant des confirmations sur plusieurs points.
Matthieu Damian, Source: Temoignages