samedi 30 janvier 2010

Que se passera t-il en cas de crise?



Sociologue, Msa Ali Djamal dont ses études portent sur le dévoilement des mécanismes de domination et de la violence symbolique inspirées par la sociologie critique bourdieusienne, nous livre dans cet entretien une analyse sur la situation politique mouvementée qui prévaut aux Comores actuellement. En passant par des explications du vote de décembre dernier, il énonce à travers la notion de « rétrécissement de l'arène politique » forgé par le politiste Juan Linz « un scenario désastreux possible et de probable perduration de l'ordre politique comorien en cas de crise politique. Propos recueillis par Hamidou Saïd Ali, politiste


Said Ali Hamidou: Des élections législatives ont eu lieu aux Comores, la mouvance présidentielle a pu gagner les votes dans l'ensemble du territoire mais déchu à Mohéli, quel message doit-on retenir ?




Msa Ali Djamal: D'abord, il faut situer le contexte dans lequel ces élections ont eu lieu. Nous sommes dans un contexte où il y a le chômage des jeunes, la déqualification des diplômés, la crise économique, la crise de la représentativité liée au déclin des partis politiques, et le tout sur un fond de crispation insulaire contenu, il ya peu par les institutions de 2001. La victoire de la mouvance présidentielle, Baobab, dont le nom a un sens, chargé d'une symbolique très forte, n'est pas forcement une victoire de Ahmed Abdallah Mohamed Sambi. Ni une adhésion, ni un intérêt pour sa politique, c'est d'ailleurs le contraire qui se confirme. On a vu dans ces élections, trois partis électoraux : le parti de la débrouille, le parti de l'électeur idéologique, et le parti de l'absentéisme.


Ceux qui ont voté, en grande partie les candidats de la mouvance, l'ont fait pour des choix individuels liés aux conditions économiques drastiques, c'est le parti de la débrouille incarné par l'électeur erratique. Dans ce parti, cet électeur introduit dans son comportement électoral un calcul d'utilité. On a vu que Kiki de la république recruté pour faire le sal boulot, n'ayant pas de base sociale solide, a pu envoyer des représentants au parlement avec des pratiques électorales traditionnelles douteuses (libations, distributions d'argent, rastels etc.). Ces pratiques renvoient à une rélégitimation des relations clientélaires qui renforce l'efficacité de la domination sociale sur les comportements du vote.


A côté de cet électeur de la débrouille, Il y a l'électeur idéologique, les séparatistes grands-comoriens et anjouanais. Ces électeurs viennent sur le marché électoral comme des investisseurs avisés, ils apportent leur bulletin pour les candidats de la mouvance, non par adhésion, ni par croyance, ni par sympathies pour les programmes, politiques publiques de Sambi, mais par rejet des institutions de 2001 qui avaient institué comme principes fondamentaux l'égalité républicaine, celle qui consiste à considérer qu'on appartient à un socle commun de valeurs, de droits et de devoirs, que nul grand comorien ne serait supérieur à un citoyen anjouanais , ni un paysan mohélien inférieur à un aristocrate de Mutsamudu. En somme, en donnant leur bulletin à des candidats du Baobab, les électeurs idéologiques pensaient qu'ils auront une vision des programmes visant à restaurer une république aristocratique élective semblable à celle d'Ahmed Abdallah. Leurs choix donc, ne sont pas portés sur les politiques de Sambi, mais sur une anticipation à leur idéologie, la restauration d'une aristocratie élective qui s'oppose au renouvellement des élites. Et le label Baobab correspond bien aux significations qu'ils donnent à cette république pour laquelle ils ont de la nostalgie. La marque Baobab symbolise la pérennité de l'autorité aristocratique, Baobab c'est ce qui perdure, qui résiste aux temporalités historique et politique, qui résistent au temps, au renouvellement, à l'alternance.



Si le choix de l'électeur erratique se fonde sur sa situation personnelle (egotropic vote), celui de l'électeur idéologique se fonde sur la situation idéologique (idéotropic vote). A côté de ces deux électeurs préexistent un autre type d'électeur qui a choisi l'abstention comme moyen d'expression politique. Ce sont les déçus de Sambi, les mécontents, ceux qui avaient rejoint la prophétie Sambiste à la première heure, qui croyaient en lui comme l'homme capable de relever le défi, d'unir les Comoriens, et qui s'en aperçurent très vite qu'ils se sont trompés. Ce sont donc les diplômés, les militants, les cadres et les plus éduqués, qui malgré l'interprétation de Sambi, ils ne se lassent pas des rituels électoraux mais ils voulaient exprimer leur désaccord avec le régime actuel qu'ils pensaient ne pas présager le respect aux règles démocratiques.


C'est dire que Sambi réussit mieux chez les moins diplômés, les plus religieux, plus réceptifs au discours simple et carré qui fait de l'opposition la cause de tous les problèmes que traverse le pays. Ce qui rapproche les électeurs idéologiques aux électeurs erratiques (de la débrouille), c'est une attitude ethnocentriste, valorisant l'entre soi, la culture des hiérarchies insulaires. Les séparatistes grands comoriens sont nombreux à estimer le fait que les institutions de 2001 feront qu'un pouvoir dominant puisse aller à Mohéli est une aberration, et ils ont donné leur confiance à des personnes qui vont prolonger le mandat de Sambi, et dont la finalité est de corriger cette « aberration » et de restaurer une aristocratie élective. Je pense que la seule lecture possible que l'on peut faire sur les résultats, c'est que la victoire de la mouvance présidentielle est la victoire des séparatistes de tout bord qui s'est exprimé le 20 décembre 2009. Et la victoire de ceux qui ont voté les députés de l'opposition, est la victoire de la république. Ce sont des électeurs qui ont introduit dans leur choix une situation politique générale (politropic vote) dont le sens réclame une consolidation de la république qui unit plus qu'elle ne divise, et qui respecte les règles démocratiques plus qu'elle ne les foule au pied.


Le régime Sambi semble tenir, épargner de toute menace, malgré les nombreux échecs et les failles, qu'est-ce qui peut expliquer cette relative stabilité?




Cette question sous-tend une autre interrogation. De quel soutien dépend la survie d'un régime politique ? La réponse a été donnée par l'hypothèse de l'emprise totale du pouvoir totalitaire sur la société. L'hypothèse qui fait du soutien, un consentement idéologique assumé, soit une adhésion contrainte des individus soumis sur une politique de surveillance et de contrôle permanent. Le régime de Sambi ne tient pas, bien entendu, par la répression, ni par l'oppression et la surveillance mais il repose ou reposait sur une multitude de petits échanges stabilisateurs entre les agents politiques et acteurs sociaux qui pilotent les différents secteurs de la société. Les journalistes, les hommes politiques, les enseignants, les religieux, les notables se livrent en permanence à des échanges de bons procédés, à des micro-négociations qui maintiennent l'ordre politique et la paix sociale. Du coup les agents politiques, de l'opposition, les différents secteurs respectent le contrat tacite selon lequel l'ordre politique repose sur le respect aux règles du jeu « Vous gouvernez aujourd'hui, nous gouvernerons demain ». Il n'est rien donc qui soit plus absolument exigé par le jeu politique que cette adhésion fondamentale au jeu lui-même. Sous peine de s'exclure au jeu et des profits qui s'y acquièrent, tous ceux qui s'engagent dans la politique acceptent ce contrat tacite, de reconnaitre les règles du jeu, de respecter le jeu imposé par une sorte de collusion originaire, c'est tout cela qui tient l'ordre politique, c'est le respect de l'alternance.


Une fois que cette règle est menacée, l'ordre lui-même semble aussi menacé. De cette rupture, naissent des tentatives de contestation pour restaurer l'ordre politique par le respect aux règles du jeu.


Au lendemain de ces élections on a vu le président Azali rompre son silence, comment expliquez-vous ce geste ?




Il est vrai que depuis l'investiture du président Sambi, le colonel Azali se tait. Comme le général De Gaulle, ce qu'il offre ce sont ce silence, cette retraite, sa solitude et un livre « Quand j'étais président ». Cette dimension de l'offre politique a de ceci extraordinaire qu'elle est vierge d'engagement politique, d'interférence politique qui le rend inoffensif et à la fois disponible. Et peut être considéré comme le produit d'une stratégie charismatique. Ce silence là, n'était pas un silence d'indifférence, dit-il lui-même dans sa conférence de presse. Ce silence est plutôt un bien commun politique, un silence stratégique dont la force tient au respect des règles démocratiques ; donc à être inoffensif vis-à-vis du régime eu égard au contrat tacite de non ingérence lié aux échanges de bons procédés dont nous avons parlé un instant. Depuis la révision constitutionnelle, et au lendemain des élections législatives, le colonel Azali parle et met en avant la singularité de sa personne, de ses prises des positions, des manières de faire de la politique, et il a sans doute plus que d'autres les ressources pour le faire. Le souci du colonel n'est pas de chercher une légitimité qui ne lui est pas vraiment contestée ni de menacer le régime mais de rappeler à l'ordre, à la fois politique et juridique pour épargner le pays de toute crise incontrôlable. Toute l'entreprise azaliste consiste justement à assumer le rôle d'arbitre car il fait état des doutes sur le pouvoir en place, il se place en un homme visionnaire et charismatique qui ne voulait pas parler après un effondrement politique, ni jouer la figure du pompier ni même le rôle de l'alarme d'incendie mais celui de la patrouille de police. En parlant, il se donne une autorité à parler une parole d'autorité parce que de par ses fonctions qu'il a assumées, il se sent investi d'une autorité politique à parler politique avant que l'ordre politique ne soit érodé, c'est au nom de quoi il a rompu son silence afin d'alerter que l'ordre et les règles politiques sont menacés. Ainsi, il voulait rappeler aux parlementaires de veiller au respect de principes démocratiques, condition nécessaire pour la stabilité de l'ordre politique. Il n'a été pas bien compris.


On a vu le régime s'attaquer à Azali. Le colonel constitue t-il vraiment une menace pour le régime ?




Dans une conjoncture de mobilisation des groupes hétérogènes d'opposant, le colonel Azali peut faire figure d'opposant sérieux et donc de recours possible, son autorité politique dont il a bénéficié de sa fonction présidentielle, la réputation de rigueur, d'intransigeance, de discipline, la liaison avec certaines fractions de la haute fonction publique et militaire, son expérience en tant qu'ancien chef des armées, ses réseaux internationaux, ce sont des propriétés retenues, et des ressources imposantes. Il constitue, donc un opposant redoutable du régime dans la simple mesure où il concentre sur sa personne un ensemble de propriétés remarquables au regard de l'activation de nouveaux clivages politiques. Les récits donnés à sa trajectoire en font en tout cas un chef exemplaire, promoteur d'une politique de rigueur et de rémunération presque mensuelle aux fonctionnaires. Affichant son mépris des honneurs temporels, celui de se pérenniser au pouvoir, ses convictions semblent toutes personnelles, attestant par là la sincérité de son combat, il n'a pas hésité de prendre des positions isolées et risquées (ne pas soutenir un candidat de son parti lors des présidentielles de 2006). Azali Assoumani a ainsi largement manifesté cette éthique professionnelle qui est celle de respecter la règle du jeu....


Lors des moments de crise, il a imposé sa posture et sa méthode, en fait la topique de la Mshwara une stratégie de régulation des conflits tandis que Sambi en fait l'affrontement armé sa propre stratégie. Toutes ces dimensions là ne paraissaient pas directement menaçantes dans une condition de retraite politique. Mais en rompant le silence qu'il s'est imposé, cette stratégie semble tout autant risquée, parce qu'il s'agit de délivrer un message, pas n'importe lequel, un message d'autorité énoncé avec autorité dans des formes et rituels d'autorité : « l'ordre politique est menacé, la paix sociale l'est aussi, j'espère que vous serez un deuxième président vivant après moi ». Ce message de rappel à l'ordre n'était pas euphémisé mais sensiblement et ostensiblement détaillé et amplifié. Par là, montrant qu'il est un candidat disponible. Mais un candidat qui n'est pas comme les autres constitue une menace pour un régime qui projette de se pérenniser au pouvoir.


En somme, étant d'une figure rare et de ressources imposantes, élu à 52 %, il bénéficie d'un corps électoral non négligeable, et de soutiens diffus mobilisables, certains d'entre eux bien entendu, l'ont peut être abandonné mais d'autres peuvent s'allier à sa cause, surtout les mécontents et les déçus de Sambi, ses relations avec le corps militaire sont tout autant d'indices qui embêtent un peu le régime qui tend à se radicaliser. Le problème c'est qu'en se radicalisant, le régime risque d'entrer dans un engrenage non maitrisable et de surcroit, dangereux.


Il me semble qu'une crise politique n'est pas à écarter, d'autres parlent même de crise sans l'avoir déjà définie, qu'est ce qu'une crise politique ?




Une crise politique est un état du système social dont les caractéristiques fondamentales est la fluidité conjoncturelle des rapports sociaux affectés dans leur fonctionnement par des processus de mobilisations. Dans une crise, le fonctionnement routinier des secteurs d'activités s'effrite et les logiques spécifiques de ces secteurs s'effacent et remplacées par d'autres qui s'imposent aux acteurs et captent leurs calculs. Delà, une incertitude structurelle arrache les agents sociaux à leurs habitudes et bousculent leurs repères. Une crise politique est aussi un temps de désorganisation et de redéfinition de ressources, c'est aussi le temps où les rapports et les conduites institutionnalisées cessent d'être perçus comme contraignants par les acteurs concernés. En d'autres termes, une crise est une séquence historique où les transactions collusives routinières entre les secteurs et les acteurs fondées sur des pratiques de non ingérence, de reconnaissance mutuelle cessent d'être opérantes et ébranlées par des coups et des tactiques de mise en question mutuelle. En somme, une crise est un moment où le contrat tacite du respect des règles du jeu est rompu et bouleverse profondément le système de pertinences et de références habituelles.


Est-ce que le non respect de mandat par Ahmed Abdallah Sambi débouchera à une crise ?




Oui, en théorie car ne pas respecter le mandat, un des principes des règles du jeu, c'est bousculer le système de pertinences et de références habituelles, c'est modifier les logiques des conduites institutionnalisées. Et Sambi s'apprête à prolonger bien son mandat, la présence supposée de plus de 120 militaires iraniens à Beit-Salam, la révision constitutionnelle, puis la façon dont il s'est arrangé à faire élire l'actuel président de l'Assemblée, un homme vide de ressources dominantes, limité intellectuellement dont sa capacité de direction est ouvertement contestée et contestable, en témoignent. On sait que l'élection est faite en raison des ratés des pratiques collusives et des formes d'indépendance expérimentés durant la première législature des institutions de 2001, sous l'effet conjugué de l'opposition de Dhoifir Bounou contre la loi de la citoyenneté économique. L'élection inattendue du président actuel de l'Assemblée, individu relativement peu discipliné va perturber la vie parlementaire et engager des processus de délégitimation de cette institution. C'est dire que les conditions dans lesquelles s'est accomplie la prise en main ou la concentration du pouvoir par Sambi, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire ( l'affaire Bic Nicom est un exemple éloquent) et le pouvoir médiatique (Le 27 janvier, Alwatwan est allé faire allégeance au nouveau patron de Hamraba) ne sont pas étrangères au type de stratégie que suivent nombre des régimes non démocratiques pour tenter de conserver leur pouvoir sur le jeu politique... sauf que contrairement à ce qui se passe à Moroni, tant nombre de régimes élisent des personnalités qui tirent leur légitimité sur des ressources incontestables. Mais ici s'ouvre le temps des critiques contre le président de l'Assemblée et le doute de la valeur de ses qualités et ses propres atouts. Donc la crise débouchera non pas seulement sur le non respect du mandat présidentiel. La charge va être portée également sur le terrain législatif qui doit être confié à des personnalités hautement qualifiées et familiarisées avec le maniement des procédures et des règles parlementaires dotées d'une sorte de civilité parlementaire, ce qui n'en est pas chez l'actuel président.


Quelles sont les conséquences et les effets d'une crise politique sur l'ordre politique lui-même et sur les acteurs ?




Dans une crise politique, s'imposent aux acteurs des changements stratégiques liés aux déperditions de légitimité et de déstabilisation de réseaux de consolidation. En pareils cas s'opère ce que Linz appelle «le rétrécissement de l'arène politique » à partir duquel une unité sociale donnée peut émerger et acquérir des positions et des ressources inattendues. Ce rétrécissement de l'arène politique a plusieurs conséquences : il impose des négociations secrètes entre les leaders en place et leurs adversaires, ce qui a pour effet de placer hors jeu une large partie des responsables politiques et des parlementaires pro-gouvernementaux. Des intermédiaires extérieurs au jeu routinier sont amenés à y jouer un rôle important. Ils peuvent être issus du pouvoir neutre - militaire, cas Azali, ou des hauts fonctionnaires, cas Djohar.


L'ensemble de ces facteurs contribue à transférer le pouvoir et l'influence parlementaire à une autre arène « invisible » réduit à quelques individus. Une partie de la classe politique peut se retrouver dans une situation de marginalisation ou connaitre une érosion de leur légitimité et d'une perte de leur poids politique. Le rapport entre les placements et les aspirations peut également être touché et pousse certains à redéfinir les alliances, les concessions, les stratégies d'abandon, d'où la notion de redistribution de carte. La place des négociations est très importante parce que les principes qui la fondent, les marchandages, le débauchage, expliquent la possibilité de l'efficacité de coups de la transgression du secret. Le tout n'exclut pas l'émergence possible de nouveaux leaders charismatiques inattendus.


Propos recueillis par Hamidou Saïd Ali, politiste.

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